Secours de français

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Les Caractères - La Bruyère

Extrait n°4 : La Vieillesse

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    Les haines sont si longues et si opiniâtrées, que le plus grand signe de mort dans un 
    homme malade, c’est la réconciliation.
    L’on s’insinue auprès de tous les hommes, ou en les flattant dans les passions qui 
    occupent leur âme, ou en compatissant aux infirmités qui affligent leur corps. En cela seul 
5   consistent les soins que l’on peut leur rendre : de là vient que celui qui se porte bien et
    qui désire peu de choses est moins facile à gouverner.
    La mollesse et la volupté naissent avec l’homme, et ne finissent qu’avec lui ; ni les 
    heureux ni les tristes événements ne l’en peuvent séparer : c’est pour lui ou le fruit 
    de la bonne fortune ou un dédommagement de la mauvaise.
10  C’est une grande difformité dans la nature qu’un vieillard amoureux.
    Peu de gens se souviennent d’avoir été jeunes, et combien il leur était difficile d’être 
    chastes et tempérants. La première chose qui arrive aux hommes après avoir renoncé aux 
    plaisirs, ou par bienséance, ou par lassitude, ou par régime, c’est de les condamner dans 
    les autres. Il entre dans cette conduite une sorte d’attachement pour les choses mêmes que 
15  l’on vient de quitter ; l’on aimerait qu’un bien qui n’est plus pour nous ne fût plus aussi 
    pour le reste du monde : c’est un sentiment de jalousie.
    Ce n’est pas le besoin d’argent où les vieillards peuvent appréhender de tomber un jour 
    qui les rend avares, car il y en a de tels qui ont de si grands fonds qu’ils ne peuvent 
    guère avoir cette inquiétude ; et d’ailleurs comment pourraient-ils craindre de manquer 
20  dans leur caducité des commodités de la vie, puisqu’ils s’en privent eux-mêmes volontai-
    rement pour satisfaire à leur avarice ? Ce n’est point aussi l’envie de laisser de plus 
    grandes richesses à leurs enfants, car il n’est pas naturel d’aimer quelque autre chose 
    plus que soi-même, outre qu’il se trouve des avares qui n’ont point d’héritiers. 
    Ce vice est plutôt l’effet de l’âge et de la complexion des vieillards, qui s’y abandonnent
25  aussi naturellement qu’ils suivaient leurs plaisirs dans leur jeunesse, ou leur ambition 
    dans l’âge viril. Il ne faut ni vigueur, ni jeunesse, ni santé, pour être avare ; l’on n’a
    aussi nul besoin de s’empresser ou de se donner le moindre mouvement pour épargner ses 
    revenus, il faut laisser seulement son bien dans ses coffres, et se priver de tout. 
    Cela est commode aux vieillards, à qui il faut une passion parce qu’ils sont hommes.

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©Jean-Marie PETIT - HomeSweetHome - 04/2022