On dirait ton regard d'une vapeur couvert ; Ton oeil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert ?) Alternativement tendre, rêveur, cruel, Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel. Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés, Qui font se fondre en pleurs les coeurs ensorcelés, Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord, Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort. Tu ressembles parfois à ces beaux horizons Qu'allument les soleils des brumeuses saisons... Comme tu resplendis, paysage mouillé Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé ! Ô femme dangereuse, ô séduisants climats ! Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas, Et saurai-je tirer de l'implacable hiver Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ?
Ce poème est composé de quatre quatrains en rimes suivies. Les vers ne sont donc pas entrelacés, mais le poète procédera par touches successives afin de composer comme un tableau, devant nous, en superposant les sons, les mots et les impressions, un tableau qui prendra progressivement une certaine densité.
Si l'on observe la ponctuation, la première phrase couvre toute une strophe, la deuxième aussi. Le narrateur prend son temps pour étaler les idées, au début du texte. Ensuite, le rythme s'accélère : la troisième strophe est composée de deux phrases, l'une affirmative, l'autre exclamative.
Dans le dernier quatrain, un envoi nous indique à qui est destiné le poème. Dans la forme fixe de la ballade, l'envoi, la dernière strophe, commence par le nom de la personne à qui est dédiée la poésie. Curieusement celui à qui s'adresse le message, le destinataire de l'envoi est double : l'un au singulier, une "femme dangereuse", l'autre au pluriel, de "séduisants climats". Ce dédoublement, ce trouble, prête à confusion car on s'adresse à une personne et à un lieu ou à une saison, avec ce terme polysémique "climat".
On doit alors chercher comment distinguer ou au contraire assembler ce que le poète veut montrer ou masquer, et qu'il étale devant nous sous un "ciel brouillé". Mais le point d'interrogation final nous laisse dans l'expectative. Peut-être n'arriverons-nous pas à "tirer de l'implacable hiver" ce que nous sommes venus chercher...
Les mots choisis sont simples. Il n'y a peut-être que les mots "indolence" (=tranquillité, calme) et "frimas" (=brouillard, gelée, neige, tout ce qui se transforme en glace en tombant) qu'il faudrait définir. L'ajectif "implacable" signifie : qui agit de façon très déterminée, qui ne change pas de décision.
La saison évoquée est clairement l'hiver, avec ses couleurs froides, sa température, ses intempéries.
Répondre aux questions "Qui parle ? ", "À qui ? ", "Où ? ", "Quand ?" et "de quoi" nous permettra d'avancer dans la compréhension ce texte surprenant.
La présence d'un narrateur à la première personne(deux fois le mot "je" dans la dernière strophe) qui interpelle un autre personnage, féminin, dès le premier vers ("ton regard") et que l'on retrouve au début de l'envoi ("ô femme dangereuse") permet d'établir une situation d'énonciation simple.
Qui parle ? Un homme, le narrateur, le poète peut-être.
À qui ? À une femme sans doute, mais aussi à d'autres choses, froides, qu'il associe à cette femme : les dangereux climats de l'hiver évoqué tout au long du poème. Cependant, ils ne semblent pas effectivement présents. S'ils le sont, ils sont associés à la femme. Sinon, ils sont dans le souvenir ("tu rappelles ces jours") et dans l'attente ("Saurai-je tirer").
Où se passe cette histoire ?Les deux personnages semblent regarder ensemble un tableau que l'homme décrit, en l'associant à cette femme. Ils sont devant ce "paysage mouillé", certainement peint, et où prédominent les couleurs froides et brillantes de "soleils des brumeuses saisons" dans un "ciel brouillé".
Quand ? La deuxième et la troisième strophe sont au présent. Le temps s'est figé dans le doute et dans la ferveur de l'observation : "Comme tu resplendis".
De quoi parlent-ils ? Le narrateur se demande s'il a intéret à se soumettre ("Adorerai-je"), à résister au danger ou au contraire s'il doit l'affronter. Mais quel est l'obstacle ?
Est-ce le Temps, l'Ennemi de Baudelaire, qui s'enfuit, qui conduit vers la mort ? Alors, parler de "ta neige" pourrait signifier parler des cheveux blancs et de "ta vieillesse", comme Ronsard le fait, avec si peu de délicatesse, en chantant à Hélène "Quand vous serez bien vieille"... Le temps qui jouerait son rôle destructeur, ou au contraire qui pourrait donner au narrateur la possibilité de "tirer" "des plaisirs plus aigus", plus étranges, plus violents...
Le champ lexical de la vue : "regard", "oeil" est celui de l'observation gênée, contrariée :"couvert", "mystérieux", "voilés", "inconnu", "brumeuses", "mouillé", "brouillé".
Pourtant, certains éléments tranchent par leur précision, leur acuité : "nerfs trop éveillés", "enflamment", "implacable", "aigus", "glace", "fer".
Le texte insiste sur le fait que se mélangent, "se fond[ent]", le flou et le précis, le dur et le mou, le métal et la peau, le brouillard et la glace, le blanc et la couleur, le froid et le tiède, le plaisir et la souffrance.
Les antithèses et les contradictions sont en effet, comme souvent chez Baudelaire, le fondement de cette poésie. Le troisième vers l'exprime parfaitement : "Alternativement tendre, rêveur, cruel". Un autre vers "Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort" oppose la sensation physique violente (la douleur) et la réaction intellectuelle (l'anesthésie) en précisant que les nerfs se moquent du cerveau ("raillent l'esprit").
Ce tiraillement entre deux états semblent être le sujet de ce poème. La contradiction entre deux opposés qu'il réussit à lier procure au poète le plaisir et la satisfaction d'avoir uni des éléments inconciliables, et surtout d'avoir réussi à nous embrouiller.
La comparaison entre la femme et un tableau montre bien le trouble, l'incertitude, la perplexité dans laquelle le narrateur est plongé. Que va-t-il lui arriver ? Il n'arrive déjà pas à distinguer les couleurs ("bleu, gris ou vert") d'un oeil singulier, et le simple portrait devient hypothèse. La main du peintre a tremblé, la toile est couverte de petites tâches de couleur, de pointillés qui font de l'incertitude la seule réalité... En plissant les yeux, on peut mieux distinguer... peut-être... ou simplement essayer de se souvenir et d'évoquer des rêves passés ("Tu rappelles ces jours blancs, tièdes") de douceur ("se fondre en pleurs") qui semble si irréels qu'on ne peut qu'avoir été envoûté ("coeurs ensorcelés") ou avoir été berné par une illusion.
La femme à l'"oeil mystérieux" devient donc sorcière, "dangereuse", capable d'engourdir pour toujours les coeurs, comme dans les contes de fées, capable de faire souffrir ("agités d'un mal inconnu qui les tord") et malgré cela elle reste attirante ("ô séduisants climats") comme un paysage que l'on voudrait aborder, à la fin d'un voyage sans boussole et sans cap.
Tout, dans ce poème est fait pour créer chez le lecteur un puissant sentiment d'étrangeté. Nous sommes alertés par la présence du danger clairement identifié, mais hypnotisés par un oeil, comme dans Le Serpent qui danse, nous nous laissons convaincre que ce que nous ressentons n'est pas de la douleur, ou alors que cette douleur n'est pas mortelle, qu'elle pourrait devenir du plaisir. Nous sommes, avec le narrateur, spectateurs de notre sort, livrés à une femme indéchiffrable, qui provoque des sueurs froides et du désir en même temps... Elle est un visage lumineux, une fée, un rivage magique et brumeux, un paysage flou dans lequel on voyage, dans lequel on perd la notion du temps, dans lequel un éclat de lumière brise la monotonie et tient notre vie suspendue comme en un rêve.
Ce récit est fantastique et onirique. Il mêle le présent, le passé et le futur, l'image et l'imaginaire, le monde concret, celui des images, des paysages, du voyage vers les climats brumeux et froids des peintures hollandaise, et le monde des esprits ou des rêves, des fantômes, des magiciennes et des royaumes ensorcelés dans lesquels le narrateur se perd ou se noie.
Baudelaire veut nous faire douter de nos sens et il réussit à nous piéger avec ses synesthésies. Les sensations visuelles et tactiles se superposent et se mélangent, dans un univers fantasmagorique que nous avons peut-être inventé, ou qui a été subtilement imposé à notre esprit, par la puissance manipulatrice de cette femme à l'oeil clair, fée, sorcière, ou simple visage dans un tableau.
La force et la subtilité des mots impose à notre esprit leur double sens, leur double tranchant et provoque notre confusion. Nous tombons dans le panneau, dans le tableau mais aussi dans la toile d'araignée d'un poème tissé fil à fil, et sommes peut-être, sans nous en rendre compte, de l'autre côté du miroir.
Cliquez ici pour revenir au sommaire.