Secours de français

Explication de texte

l'Albatros

Les Fleurs du Mal - Charles Baudelaire


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Le texte

        Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
        Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
        Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
        Le navire glissant sur les gouffres amers.
        
        A peine les ont-ils déposés sur les planches,
        Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
        Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
        Comme des avirons traîner à côté d’eux.
        
        Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
        Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
        L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
        L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
        
        Le Poète est semblable au prince des nuées
        Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
        Exilé sur le sol au milieu des huées,
        Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

La versification

Ce poème est composé de quatre quatrains en rimes croisées. Il est très régulier, ce qui procure un effet de mesure et d'équilibre.

Les dernières rimes sont très riches : [a-ʁ-ʃ-e]. Il y a quatre sons identiques à la fin des vers 12 et 14.

Tout ceci montre une volonté de clarté, una application dans l'expression formelle, qui est assez habituelle chez Baudelaire : il ne veut rien laisser au hasard.

Le lexique

Les mots sont faciles à comprendre. Le mot "albatros" est expliqué dans le texte lui-même : c'est un "vaste oiseau des mers" aux "grandes ailes blanches". Le mot "brûle-gueule" n'est plus tellement d'usage aujourd'hui. Il vient de l'argot des marins, et désigne un objet que nous croisons assez rarement : une petite pipe, recourbée pour ne pas donner trop de prise au vent. Le mot "veule", enfin, est un mot que l'on emploie pour décrire non pas l'aspect physique mais le mépris que l'on peut avoir pour quelqu'un qui serait considéré comme un moins que rien, un être inférieur, que l'on peut soumettre et humilier sans retenue (quand on a la cruauté du marin...)

La situation d'énonciation

Qui raconte l'histoire ? Nous ne trouvons pas dans le texte de narrateur explicite. Ce récit pourrait être fait en général, par n'importe quel observateur, dans un discours. Il n'y a pas de personnage particulier qui intervient. Surtout, la dernière strophe se détache des précédentes en faisant un résumé de l'idée qui se présente comme une petite justification de ce récit. On comprend que ce que l'on voyait comme un récit était une allégorie, l'illustration concrète d'une vérité générale abstraite : la place du Poète dans la société. On peut donc dire que le texte, comme une fable, utilise un animal et se termine par une morale. Nous pouvons donc parler ici de narrateur omniscient et de focalisation zéro : l'auteur parle directement au lecteur.

Le vocabulaire et les champs lexicaux

Le vocabulaire maritime est exprimé à travers un premier champ lexical : "hommes d'équipage", "albatros", "mers", "voyage", "navire"... simplement dans la première strophe. Le décor est planté et c'est celui du voyage, cher à Baudelaire.

Un autre champ lexical, composé d'antithèses, oppose le haut et le bas, le magnifique et le pitoyable, le léger et le lourd. Le même oiseau change de place (on passe de l'"azur" aux "planches") et d'aspect (du "beau" au "laid").

La dernière strophe parle du Poète, mais il n'y a aucun vocabulaire touchant concrètement au métier d'écrivain. De même, les obstacles à vaincre ("l'archer", "les huées", l'exil sur le sol) restent métaphoriques. Il faudra les interpréter.

Les figures de style

Presque tout le texte est écrit au sens figuré. Les quelques détails du réel sont sublimés : le bateau devient "les planches" dans une métonymie ; la mer devient "les gouffres amers" dans une métaphore qui doit inspirer la crainte : ce milieu est sans fond, il a un goût horrible, et on peut le boire...

Les albatros sont personnifiés dès le début, dans les airs, et sont d'"indolents compagnons de voyage" (indolent signifiant "qui ne fait pas d'effort, qui glisse tranquillement"). Par son vol, l'albatros devient, dans une périphrase glorieuse, le "roi de l'azur", le maître du ciel. Il est dans son élément, et les autres périphrases qui servent à le décrire insisteront sur ses grandes qualités, dans les airs : "le prince des nuées". Ce côté magestueux est évidemment perdu quand l'oiseau devient "l'infirme"

L'albatros n'a en effet ni peur du chasseur : il se moque, il "se rit de l'archer", ni de la tempête qu'il "hante", c'est-à-dire qu'il traverse facilement, car il en a l'habitude. Le verbe "hanter" signifie ici en effet "fréquenter et visiter régulièrement". L'albatros est donc un expert dans les airs.

La comparaison "comme des avirons" assimile les jolies ailes d'un albatros à de vulgaires rames, qu'il traînerait sur le sol pour essayer d'avancer. Hélas, ce n'est pas le bon outil : "ses ailes de géant l'empêche de marcher". Les avirons feraient d'ailleurs plutôt référence au fait de nager... Cet oiseau sait voler, mais il ne sait pas marcher, et il semble "ramer" (au sens propre comme au figuré) quand il avance sur le sol.

Les "hommes d'équipage" : cette périphrase décrit de façon plutôt neutre les marins. Ce sont pourtant eux les méchants de l'histoire. Ils ont "pr[is] des albatros" et les ont "déposés sur les planches". Ils veulent pouvoir observer de près, et surtout ridiculiser, l'oiseau qui les suivait avec confiance ("compagnon de voyage"), qu'ils admiraient et jalousaient une peu dans les cieux, libre et tranquille ("indolent"). L'antithèse "l'un" / "l'autre" montre la variété possible des sévices qu'ils pourraient s'amuser à faire subir à l'animal déchu : chacun trouvera une idée... Comportement mesquin de ces humains qui se dirigent, certes, sur l'eau, mais ne maîtrisent pas l'élément aérien et peuvent enfin se venger sur "l'infirme qui volait", périphrase violente qui mélange présent et passé, ce qu'était avant l'oiseau ("qui volait") qui n'arrive plus maintenant à bouger ("infirme").

L'ellipse devant "Exilé", sous-entendant : "Quand il est exilé", donne plus de force à cet écart entre l'isolement et la solitude que subit l'albatros et sa situation habituelle de domination et de supériorité. Il est en exil par rapport à son royaume : les nuées, l'azur, le ciel. C'est un dieu, descendu contre sa volonté parmi les humains.

Les idées

La comparaison "Le Poète est semblable au" nous donne immédiatement la clé. Le poète, comme l'albatros, est le prince, le roi, quand il est dans son domaine : la poésie, la pensée, l'air, l'abstrait. Il n'a peur de rien. L'archer, la tempête, seraient des dangers pour un oiseau plus petit ou plus faible. Lui les domine et s'en moque. Dans son domaine, le Poète est donc un être supérieur aux autres humains.

Hélas, sur le sol, quand on le confronte au quotidien, à la simple marche, à tout ce qui est terre à terre, à tout ce qui est facile pour les autres, il n'arrive pas à se débrouiller, et il "s'emmêle les pinceaux", il devient ridicule. Ce constat de la maladresse des génies, des penseurs, des artistes, qui n'arrivent pas à accomplir les tâches quotidiennes les plus simples alors qu'ils sont en permanence confrontés aux plus grandes difficultés, est en général fait avec une certaine indulgence : on ne peut pas tout faire ! Mais si l'on y réfléchit bien, ce texte est tout de même à la gloire du Poète (avec un P majuscule). Inégalé dans le ciel, il est la victime "sur le sol" mais il plane d'habitude au-dessus des "huées", c'est-à-dire qu'il se moque des moqueries en sachant qu'elles sont le fait des envieux. La bave du crapaud n'atteint pas le bel albatros ("alba" signifie d'ailleurs "blanc" en latin).

La tonalité

Ce poème présente, en utilisant une anecdote assez banale, une caractéristique peu glorieuse de la nature humaine. On admire, certes, mais souvent avec un sentiment mesquin de jalousie ou d'injustice. Pourquoi lui et pas moi ? Et si le héros tombe de son piedestal, on se retrouve parfois du mauvais côté, et on lui donne un petit coup de pied supplémentaire. Il a été trop haut et cela fait plaisir de le voir au même niveau que les autres, ou plus bas. Le Roi est nu ! L'observation est plutôt juste et voir la personne qui représente l'autorité, le savoir, la force... dans une situation de faiblesse rassure tout le monde quant à sa nature humaine : finalement, il est comme tout le monde.

L'intention de l'auteur

Le ton est moraliste, mais le message n'est pas si clair. Comme Jean de la Fontaine ou La Bruyère, Baudelaire nous révèle, à l'aide d'une petite fable, l'un de ces travers que l'on essaie de se cacher et que l'on n'admettra pas volontiers. Il nous dit aussi son mépris pour ceux qui pourraient s'amuser à le voir, lui, le "Roi de l'azur", en difficulté, dans sa vie quotidienne.

D'un autre côté, ce "Prince des nuées" fait preuve d'un tel orgueil, d'un tel manque de modestie, qu'il sait qu'il provoquera chez les autres une envie incontrôlable de lui rabattre son caquet, et de le confronter à sa simple nature et à ses imperfections. Il a peut-être besoin de marins pour se sentir albatros.


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©Jean-Marie PETIT - HomeSweetHome - 04/2022