Secours de français

Texte

Voyage au centre de la Terre - Jules Verne

Extrait n°5, chapitre 28 (XXVIII) : La folie

Texte suivant - Texte précédent

        Quand je me vis ainsi en dehors de tout secours humain, incapable de rien tenter pour 
    mon salut, je songeai aux secours du ciel. Les souvenirs de mon enfance, ceux de ma mère 
    que je n’avais connue qu’au temps des baisers, revinrent à ma mémoire. Je recourus à la 
    prière, quelque peu de droits que j’eusse d’être entendu du Dieu auquel je m’adressais si 
5   tard, et je l’implorai avec ferveur.
        Je songeai aux secours du ciel.        
        Ce retour vers la Providence me rendit un peu de calme, et je pus concentrer sur ma 
    situation toutes les forces de mon intelligence.        
        J’avais pour trois jours de vivres, et ma gourde était pleine. Cependant je ne pouvais
10  rester seul plus longtemps. Mais fallait-il monter ou descendre ?        
        Monter évidemment ! monter toujours !        
        Je devais arriver ainsi au point où j’avais abandonné la source, à la funeste bifur-
    cation. 
    Là, une fois le ruisseau sous les pieds, je pourrais toujours regagner le sommet du Sneffels.        
15      Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ! Il y avait évidemment là une chance de salut. 
    Le plus pressé était donc de retrouver le cours du Hans-bach.        
        Je me levai et, m’appuyant sur mon bâton ferré, je remontai la galerie. La pente en 
    était assez roide. Je marchais avec espoir et sans embarras, comme un homme qui n’a pas 
    de choix du chemin à suivre.        
20      Pendant une demi-heure, aucun obstacle n’arrêta mes pas. J’essayais de reconnaître ma 
    route à la forme du tunnel, à la saillie de certaines roches, à la disposition des 
    anfractuosités. 
        Mais aucun signe particulier ne frappait mon esprit, et je reconnus bientôt que cette 
    galerie ne pouvait me ramener à la bifurcation. Elle était sans issue. Je me heurtai contre
25  un mur impénétrable, et je tombai sur le roc.        
        De quelle épouvante, de quel désespoir je fus saisi alors, je ne saurais le dire. Je 
    demeurai anéanti. Ma dernière espérance venait de se briser contre cette muraille de granit.
        Perdu dans ce labyrinthe dont les sinuosités se croisaient en tous sens, je n’avais plus
    à tenter une fuite impossible. Il fallait mourir de la plus effroyable des morts ! Et, chose 
30  étrange, il me vint à la pensée que, si mon corps fossilisé se retrouvait un jour, sa ren-
    contre à trente lieues dans les entrailles de la terre soulèverait de graves questions 
    scientifiques ! Je voulus parler à voix haute, mais de rauques accents passèrent seuls entre 
    mes lèvres desséchées. Je haletais.        
        Au milieu de ces angoisses, une nouvelle terreur vint s’emparer de mon esprit. Ma lampe 
35  s’était faussée en tombant. Je n’avais aucun moyen de la réparer. Sa lumière pâlissait et 
    allait me manquer !        
        Je regardai le courant lumineux s’amoindrir dans le serpentin de l’appareil. Une 
    procession d’ombres mouvantes se déroula sur les parois assombries. Je n’osais plus abaisser 
    ma paupière, craignant de perdre le moindre atome de cette clarté fugitive ! À chaque 
40  instant il me semblait qu’elle allait s’évanouir et que « le noir » m’envahissait.        
        Enfin une dernière lueur trembla dans la lampe. Je la suivis, je l’aspirai du regard, 
    je concentrai sur elle toute la puissance de mes yeux, comme sur la dernière sensation de 
    lumière qu’il leur fût donné d’éprouver, et je demeurai plongé dans les ténèbres immenses.        
        Quel cri terrible m’échappa ! Sur terre, au milieu des plus profondes nuits, la lumière 
45  n’abandonne jamais entièrement ses droits ! Elle est diffuse, elle est subtile ; mais, si 
    peu qu’il en reste, la rétine de l’œil finit par la percevoir ! Ici, rien. L’ombre absolue 
    faisait de moi un aveugle dans toute l’acception du mot.        
        Alors ma tête se perdit. Je me relevai les bras en avant, essayant les tâtonnements les 
    plus douloureux. Je me pris à fuir, précipitant mes pas au hasard dans cet inextricable 
50  labyrinthe, descendant toujours, courant à travers la croûte terrestre, comme un habitant 
    des failles souterraines, appelant, criant, hurlant, bientôt meurtri aux saillies des rocs, 
    tombant et me relevant ensanglanté, cherchant à boire ce sang qui m’inondait le visage, et
    attendant toujours que quelque muraille imprévue vînt offrir à ma tête un obstacle pour s’y
    briser !        
55      Où me conduisit cette course insensée ? Je l’ignorerai toujours. Après plusieurs heures, 
    sans doute à bout de forces, je tombai comme une masse inerte le long de la paroi, et je 
    perdis tout sentiment d’existence ! 
    

Retour à la liste des textes

Retour au sommaire

©Jean-Marie PETIT - HomeSweetHome - 04/2022